Jacques Lemarchand (1908-1974) un critique combattant


Jacques Lemarchand a rendu de très grands services au théâtre. Cet art fragile, secret, difficile a besoin de serviteurs rigoureux tels que lui. Les gens de la profession savent ce qu’il fit pour elle. Personnellement, je mesure bien ce que je lui dois.

Roger Planchon, Un serviteur rigoureux, La Nouvelle Revue Française, mai 1974, n°257


Journal - Volume I


Extraits du Journal 1942-1944 de Jacques Lemarchand avant qu'il ne devienne un grand critique de théâtre
Édition établie, annotée et présentée par Véronique Hoffmann-Martinot
Parution en novembre 2012 aux Éditions Claire Paulhan


Je ne pense pas que j’aurai le courage de tenir pendant plus d’une année un Journal aussi détaillé que je voudrais celui-ci. Je ne sais pas même si j’aurai le courage de le tenir pendant un an. Il me plairait infiniment de garder le visage exact d’une de mes années et 42 s’annonce – à tous points de vue – curieux. Mon intention est de noter, d’abord, les faits. Puis les opinions que j’ai sur tel ou tel sujet – (les comparer avec celles que j’aurai, dans dix ans, sur les mêmes sujets, sera passionnant). Les souvenirs de choses particulièrement importantes de mon passé, qui me reviendront à l’esprit. Enfin les « atmosphères » que j’aurai traversées. J’ai l’intention de tenir ce Journal avec la scrupuleuse naïveté d’un enfant. Je le fais précéder de quelques notes, destinées à me situer exactement au 1er janvier 1942. J’arrête à dater d’aujourd’hui le Carnet Noir (qui a compris XVII Carnets, desquels j’ai perdu le XV, celui de 1939, dans la retraite de la Somme). J’ouvre, parallèlement à ce Cahier, un carnet, qui recevra – autant que faire se peut – les idées d’ordre exclusivement littéraire.
Moi : J’ai 33 ans, 6 mois, 19 jours (je les aurai le 1er janvier). Taille : 1m76 ; cheveux : bruns. Yeux : bleus. Rasé. Pas de signes particuliers. Je suis en bonne santé – à l’exception suivante : j’ai la gale. Je pense que c’est Danielle B* qui me l’a donnée, avec qui j’ai couché 14 ou 15 fois entre le 24 juillet et le 21 août. J’avais eu une première attaque de gale en septembre et m’étais fait soigner à St Louis le 3 octobre. Me suis cru guéri. Mais depuis une dizaine de jours je m’aperçois qu’il n’en est rien. Un peu de bronchite chronique. C’est tout.
[…]

Lundi 1er juin [1942]
Levé 7h½. Travaillé sur le Grasset. Visite de W[auquier]. Me conte une bonne histoire anglaise : aux Communes, comme on discutait sur l’opportunité d’autoriser la reconstitution du Parti Communiste, un député a répondu : [«] Non, parce qu’aucun parti n’a contribué comme lui à déconsidérer la Russie. » Renseignements sur le bombardement de samedi : Colombes – 3 ou 4 avions anglais abattus, dont un aurait lâché ses bombes sur un hospice de vieillards. Marine à 9h½. Lu Voltaire. Un peu travaillé pour la Marine. Causé avec Tardieu : je lui dis que je voudrais faire de l’article sur Dumas un début d’agression contre l’esprit NRF. […]

Mercredi 5 mars mai [1943]
[…] Rentré chez moi, trouvé un pneu de Paulhan me demandant de passer ce soir à la NRF. Y étais à 19h. Il y avait Paulhan, Arland, Mme Robin (curieuse) et Julien Blanc. Après cinq minutes de bavardage, Paulhan m’entraîne dans la pièce à côté. « Lemarchand, j’ai le moyen de faire publier Parenthèse par la NRF… Voulez-vous devenir rédacteur en chef de la NRF ? Drieu en a assez. Les Allemands ne veulent pas de moi. J’ai cherché dans les jeunes, et j’ai pensé à vous… » Je me récrie congrûment – sincèrement. « Non sum dignus. » Paulhan : « Mais si. Est-ce que Drieu connaît vos livres ? » Moi : « Je ne pense pas. Je connais les siens… » Il me donne jusqu’à mardi pour réfléchir. Je suis extrêmement ahuri. L’impression est qu’il veut de moi comme homme de paille. « Vous aurez un joli bureau. » C’est celui où il m’a reçu, voilà 10 ans, où j’ai entendu Gide, Benda causer avec Thibaudet. Coup de bambou. Honnêtement, je ne me sens pas digne – je me sens le jouet d’une manœuvre. Mais ce serait si curieux à tenter. […] »

Vendredi 7 juillet [1944]
A 8h½, fait cinq boulangeries pour trouver un morceau de pain. Je n’ai plus un grain de tabac. Merde. NRF. Vu Camus, qui me dit un mot du peu de sympathie intellectuelle qu’il a, au fond, pour Sartre et sa bande. Il est question d’une revue que Sartre prépare, à quoi il voudrait que Camus collabore – et Camus renâcle. […]