Extraits du Journal
1942-1944 de Jacques Lemarchand avant qu'il ne devienne un grand critique
de théâtre
Édition établie, annotée et présentée par
Véronique Hoffmann-Martinot
Parution en novembre 2012 aux Éditions Claire Paulhan
Je ne pense pas que
j’aurai le courage de tenir pendant plus d’une année un Journal aussi détaillé
que je voudrais celui-ci. Je ne sais pas même si j’aurai le courage de le tenir
pendant un an. Il me plairait infiniment de garder le visage exact d’une de mes
années et 42 s’annonce – à tous points de vue – curieux. Mon intention est de
noter, d’abord, les faits. Puis les opinions que j’ai sur tel ou tel sujet –
(les comparer avec celles que j’aurai, dans dix ans, sur les mêmes sujets, sera
passionnant). Les souvenirs de choses particulièrement importantes de mon
passé, qui me reviendront à l’esprit. Enfin les « atmosphères » que
j’aurai traversées. J’ai l’intention de tenir ce Journal avec la scrupuleuse
naïveté d’un enfant. Je le fais précéder de quelques notes, destinées à me
situer exactement au 1er janvier 1942. J’arrête à dater
d’aujourd’hui le Carnet Noir (qui a compris XVII Carnets, desquels j’ai perdu
le XV, celui de 1939, dans la retraite de la Somme). J’ouvre, parallèlement à
ce Cahier, un carnet, qui recevra – autant que faire se peut – les idées
d’ordre exclusivement littéraire.
Moi : J’ai 33 ans,
6 mois, 19 jours (je les aurai le 1er janvier). Taille :
1m76 ; cheveux : bruns. Yeux : bleus. Rasé. Pas de signes
particuliers. Je suis en bonne santé – à l’exception suivante : j’ai la
gale. Je pense que c’est Danielle B* qui me l’a donnée, avec qui j’ai couché 14
ou 15 fois entre le 24 juillet et le 21 août. J’avais eu une première attaque
de gale en septembre et m’étais fait soigner à St Louis le 3 octobre. Me suis
cru guéri. Mais depuis une dizaine de jours je m’aperçois qu’il n’en est rien.
Un peu de bronchite chronique. C’est tout.
[…]
Lundi 1er juin
[1942]
Levé 7h½. Travaillé sur le Grasset.
Visite de W[auquier]. Me conte une bonne histoire anglaise : aux Communes,
comme on discutait sur l’opportunité d’autoriser la reconstitution du Parti
Communiste, un député a répondu : [«] Non, parce qu’aucun parti n’a contribué comme lui à déconsidérer la
Russie. » Renseignements sur le bombardement de samedi : Colombes
– 3 ou 4 avions anglais abattus, dont un aurait lâché ses bombes sur un hospice
de vieillards. Marine à 9h½. Lu Voltaire. Un peu travaillé pour la Marine. Causé
avec Tardieu : je lui dis que je voudrais faire de l’article sur Dumas un
début d’agression contre l’esprit NRF. […]
Mercredi 5 mars mai [1943]
[…] Rentré chez moi, trouvé un pneu de Paulhan me demandant
de passer ce soir à la NRF. Y étais à 19h. Il y avait Paulhan, Arland,
Mme Robin (curieuse) et Julien Blanc. Après cinq minutes de bavardage, Paulhan
m’entraîne dans la pièce à côté. « Lemarchand, j’ai le moyen de faire
publier Parenthèse par la NRF… Voulez-vous devenir rédacteur en
chef de la NRF ? Drieu en a assez. Les Allemands ne veulent pas de
moi. J’ai cherché dans les jeunes, et j’ai pensé à vous… » Je me
récrie congrûment – sincèrement. « Non sum dignus. »
Paulhan : « Mais si. Est-ce que Drieu connaît vos livres ? »
Moi : « Je ne pense pas. Je connais les siens… »
Il me donne jusqu’à mardi pour réfléchir. Je suis extrêmement ahuri.
L’impression est qu’il veut de moi comme homme de paille. « Vous aurez
un joli bureau. » C’est celui où il m’a reçu, voilà 10 ans, où j’ai
entendu Gide, Benda causer avec Thibaudet.
Coup de bambou. Honnêtement, je ne me sens pas digne – je me sens le jouet
d’une manœuvre. Mais ce serait si curieux à tenter. […] »
Vendredi 7 juillet [1944]
A
8h½, fait cinq boulangeries pour trouver un morceau de pain. Je n’ai plus un grain
de tabac. Merde. NRF. Vu Camus, qui me dit un mot du peu de sympathie
intellectuelle qu’il a, au fond, pour Sartre et sa bande. Il est question d’une
revue que Sartre prépare, à quoi il voudrait que Camus collabore – et Camus
renâcle. […]