Jacques Lemarchand (1908-1974) un critique combattant


Jacques Lemarchand a rendu de très grands services au théâtre. Cet art fragile, secret, difficile a besoin de serviteurs rigoureux tels que lui. Les gens de la profession savent ce qu’il fit pour elle. Personnellement, je mesure bien ce que je lui dois.

Roger Planchon, Un serviteur rigoureux, La Nouvelle Revue Française, mai 1974, n°257


Quelques articles de Jacques Lemarchand dans leur intégralité


Les Bonnes au théâtre de l’Athénée

Pièce en 1 acte
Date de création : 19 avril 1947
Auteur : Jean Genet
Metteur en scène : Louis Jouvet
Décors : Christian Bérard
Costumes : Jeanne Lanvin
Acteurs : Monique Mélinand (Solange), Yvette Etiévant (Claire), Yolande Laffon (Madame)

La présentation des Bonnes de M. Jean Genet, au Théâtre de l’Athénée - Louis Jouvet, a créé dans la salle des mouvements divers. Il y avait près de moi une empanachée qui, empruntant ses coutumes traditionnelles au struthionidé (nom savant de l’autruche) dont les dépouilles lui couronnaient le chef, se bouchait les yeux pour ne point voir ce qui se passait sur la scène. Ecouter, elle n’y pensait point – visiblement habituée d’ailleurs à ne jamais comprendre le sens des mots, ayant pris son parti de la chose, et se vengeant de cette infirmité par la pratique du préjugé. N’empêche que cette sotte est assurément en train de juger la pièce de Jean Genet et de rendre ses arrêts en des salons à bibelots. Paris tient bon.
Parties les autruches, le spectateur attentif s’apercevra qu’il a la chance d’assister à la représentation de l’une des pièces les plus intéressantes et les plus riches que cette saison lui ait encore proposée. Intéressante par son style, que j’ai trouvé pur et neuf, – riche par les prolongements et les résonances psychologiques que l’on y découvre.
Deux « bonnes », Solange et Claire, en l’absence de leur maîtresse, jouent. Solange revêt les robes de Madame. Claire l’étrangle un peu, tant elle se prend au jeu. Dans l’atmosphère factice où Madame condamne ses « bonnes » à respirer, il n’est que le crime (lettre anonyme, empoisonnement), qui puisse donner à ces jeunes personnes l’impression d’exister vraiment. Elles y ont recours, avec toute la simplicité et la maladresse de la jeunesse. « Tragédie des confidentes », dit excellemment Jean Genet. Une tragédie qui est faite, pour une fois, de tout ce qui traverse les silences obstinés des confidents de tragédie. De leurs haines naïves, et de leur enfantine envie de se confier à leur tour. De leur légitime désir de prendre, de temps en temps, les premiers, la parole. Cela va loin, s’élargit infiniment à la réflexion. Le langage que M. Jean Genet prête à ses héroïnes est plein et juste : il ravit l’oreille. Poète, M. Jean Genet transpose avec beaucoup de bon sens la langue qui lui est naturelle : et il parle, du coup, la langue du théâtre, avec une aisance dont nous avions perdu l’habitude.
Mmes Monique Mélinand (Solange), Yvette Etiévant (Claire) et Yolande Laffon (Madame) ont habité fort intelligemment le décor très étudié, mais bien amusant, de Christian Bérard.
[…]
Combat, 24 avril 1947


En attendant Godot de Samuel Beckett, au Théâtre de Babylone

Pièce en 2 actes
Date de création : 3 janvier 1953
Auteur : Samuel Beckett
Metteur en scène : Roger Blin
Décors : Serge Gerstein
Costumes : Roger Blin
Acteurs : Lucien Raimbourg (Vladimir), Pierre Latour (Estragon), Roger Blin (Pozzo), Jean Martin (Lucky), Serge Lecointe (le jeune messager)

Je ne sais par quel bout prendre cette pièce de Samuel Beckett – En attendant Godot – que Roger Blin a mise en scène et présente au théâtre de Babylone. C’est une pièce que j’ai vue et revue, lue et relue : elle n’a pas fini de m’émouvoir ; je voudrais communiquer cette émotion, la rendre contagieuse. En même temps, je me trouve embarrassé pour remplir ce premier devoir du critique qui consiste, comme chacun sait, à expliquer et raconter une pièce à qui ne l’a ni vue ni lue. J’ai déjà connu cet embarras trois ou quatre fois, il est infiniment agréable. C’est celui que l’on éprouve chaque fois qu’il s’agit de rendre compte d’une œuvre qui est belle, mais d’une beauté insolite ; neuve, mais réellement neuve ; traditionnelle, mais de haute tradition ; habile, mais d’une habileté que ne peuvent enseigner les plus habiles professeurs ; intelligente enfin, mais de cette intelligence si claire qu’elle n’a pas cours dans les écoles.
J’ajouterai que En attendant Godot est une pièce résolument comique, et d’un comique emprunté à celui du cirque, le comique le plus direct.
Deux hommes, deux vagabonds, sont sur une route, au pied d’un arbre décharné par l’hiver, dans un lieu nu et désolé. Ils attendant Godot. Quand Godot sera là, tout ira mieux, et c’est aujourd’hui, sous cet arbre, qu’ils ont rendez-vous avec Godot. Pour passer le temps, ils parlent, ils parlent de Godot, dont ils ne savent d’ailleurs pas grand-chose. Passe sur la route un étrange attelage, composé du riche Pozzo, qui tient en bride son valet Lucky. Sous les yeux des vagabonds, pour qui il s’est pris d’une soudaine sympathie, Pozzo fait exécuter à Lucky le numéro de dressage qu’il a mis au point. Au commandement, Lucky marche, danse et pense. Ils s’en vont, nous nous remettons tous à attendre Godot, lorsqu’un petit garçon survient, qui dit qu’il vient de la part de Godot : Godot est empêché aujourd’hui, s’en excuse et viendra demain.
Au deuxième acte, au même endroit, au pied de cet arbre auquel ils ont parfois envie de se pendre, et qui a vaguement reverdi, les vagabonds sont encore là. Ils attendent Godot. Et Pozzo reparaît. Et le petit garçon, et, comme dans un cauchemar, tout recommence, attente, espoir et déception.
Je ne dirai pas que cette analyse trahit la pièce : elle la supprime, purement et simplement. Je serais désolé que l’on se dit, l’ayant lue : « Je vois ce que c’est… » Car En attendant Godot est tout autre chose que la pâle histoire que je viens d’évoquer. La réussite extraordinaire de Samuel Beckett tient surtout dans l’art avec lequel il a donné vie et présence à cette attente, dont nous savons bien ce qu’elle représente. Elle est la nôtre, nous y participons tout entiers. Mais Samuel Beckett n’a pas les gros sabots des manieurs de symboles auxquels nous sommes habitués : nous ne l’entendons pas venir, et lorsque nous nous apercevons de l’endroit où il veut nous conduire il est trop tard, nous sommes pris.
En attendant Godot est une œuvre profondément originale : à ce titre, elle ne manquera pas de déconcerter. Elle envoûtera ou excitera le mépris, voire la fureur ; pour moi, j’y ai retrouvé, mais menés à bien, accomplis avec maîtrise, tous ces mouvements singuliers, gauches parfois mais toujours émouvants, que je saluais, au hasard des soirées, dans des œuvres d’inconnus, de jeunes ; je pense aux œuvres d’Eugène Ionesco, au Capitaine Bada de Jean Vauthier, aux premières pièces d’Adamov aussi. Ce que ces œuvres s’efforçaient d’exprimer, de nous faire entendre, je l’entends beaucoup mieux dans En attendant Godot. Je comprenais bien par où les essais que je viens de dire pouvaient irriter certains spectateurs – tout en sachant fort bien que cette irritation était injuste, et qu’elle tomberait s’ils se donnaient la peine de bien écouter. Je comprendrais beaucoup moins bien, je l’avoue, que la pièce de Samuel Beckett produisît sur eux les mêmes effets de rétractation et de fuite… Elle indique le sens vrai de tout un mouvement dramatique qui est encore en période de recherches.
J’ai dit que En attendant Godot était, aussi, une pièce drôle, et parfois très drôle. Le second soir où j’y fus, les rires étaient francs et sonnaient juste ; et je crois que rien n’était perdu, pour cela, de la force d’émotion qui charge la plupart des scènes de cette pièce, qui ressemble à si peu de choses que nous connaissions.
Je l’ai dit, c’est Roger Blin qui a mis en scène En attendant Godot. Nous devons à Roger Blin, et depuis longtemps, d’excellentes et trop rares soirées. Je ne crois pas qu’il ait rien réussi aussi complètement que sa mise en scène de la pièce de Beckett. Pour arriver à cette simplicité, à cette évidence et à cette force d’expression, il faut une intelligence du cœur et une générosité sans lesquelles le talent, l’expérience ne servent pas à grand-chose. C’est lui qui interprète le rôle du riche Pozzo : il en fait une composition bouffonne que l’on n’oubliera pas.
Pierre Latour et Lucien Raimbourg forment le couple des vagabonds. Je connaissais bien Pierre Latour, de qui le comique froid et la sensibilité me plaisent infiniment ; mais je ne connaissais pas Lucien Raimbourg : c’est un acteur surprenant de naturel et de force comique. On me dit qu’il vient du music-hall ; cela ne me surprend pas. On sent dans son jeu la rigueur et la conscience de qui a travaillé pour un public infiniment plus exigeant que ne l’est le public de théâtre. A leurs côtés, Jean Martin est Lucky, le valet automate, et dit remarquablement le monologue parodique et baroque de « l’homme qui pense » ; et le jeune Serge Lecointe est un charmant messager de Godot.
Quel que soit le sort réservé à En attendant Godot, M. J.-M. Serreau doit être remercié pour l’avoir accueilli en son théâtre.
Le Figaro littéraire, 17 janvier 1953


La Cantatrice chauve et La Leçon d’Eugène Ionesco au Théâtre de la Huchette

La Cantatrice chauve
Metteur en scène : Nicolas Bataille
Décors : Jacques Noël
Acteurs : Nicolas Bataille (M. Martin), Thérèse Quentin (Mme Martin), Claude Mansart (M. Smith), Odette Picquet (Mme Smith), Jacqueline Staup (la Bonne) et Pierre Frag (le Capitaine des pompiers)

La Leçon
Metteur en scène : Marcel Cuvelier
Décors : Jacques Noël
Acteurs : Jacqueline Staup (la Bonne), Rosette Zucchelli (l’Elève), Marcel Cuvelier (le Professeur)

J’ai retrouvé au théâtre de la Huchette, comme de vieilles connaissances, mais avec une joie toute neuve, ces extraordinaires farces que sont les deux pièces d’Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve et La Leçon.
La Cantatrice chauve date de 1950, et en ces sept années elle n’a pas pris un cheveu : je l’ai trouvée, l’autre soir, plus dépouillée et nue que jamais, et plus drôle encore ; cette « antipièce » est devenue, comme il convenait, une pièce, et une pièce qui se moque des pièces des autres, et de soi-même, et qui constitue la plus burlesque parodie que je sache de nos conversations – celles de la ville comme celles de la scène –, de nos « situations dramatiques » –, et, d’une façon plus générale, de l’étrange manie que nous avons de ne savoir pas nous taire. Que le comique d’Eugène Ionesco soit « singulier », et singulier au point d’avoir vivement choqué les premiers spectateurs de La Cantatrice chauve, je mets naturellement cela au nombre de ses mérites : parce que cette singularité n’est en aucune façon une gageure, un défi, un propos délibéré, et limité par là même, de ne pas faire ni dire comme tout le monde ; elle naît le plus naturellement du monde, et séduit, parce que les moyens du comique de Ionesco, qui ne sont ceux de personne, n’en sont pas moins sur-le-champ efficaces. Si j’insiste sur ce point, c’est qu’il m’est arrivé de penser – qui n’a pas ses heures de doute ? – qu’il se pouvait bien que je ne me sois tant diverti lors de la découverte de cette Cantatrice chauve, d’un auteur tout à fait inconnu, dans feu le théâtre des Noctambules, qu’en raison de sa nouveauté et de sa singularité. Cette représentation de la Huchette, comme les nombreuses relectures de cette Cantatrice, m’ont pleinement rassuré. J’y ai mieux ri qu’au premier jour, et je puis témoigner que la salle, qui n’était pas la salle de la générale, connaissait la joie qui gagne d’instant en instant au spectacle des belles bouffonneries. La mise en scène de Nicolas Bataille, qui me paraît inséparable de son spectacle, a maintenu ces qualités de surprise, de grâce dans l’absurde et de banalité dans la folie qui avaient tant frappé, et jusqu’à congestionner les cerveaux cartésiens purs, lors de l’apparition de La Cantatrice chauve. La conversation conjugale des Smith, qu’animent les phrases empruntées à la Méthode Assimil, la scène de reconnaissance du ménage Martin (« Comme c’est curieux ! Comme c’est bizarre ! Et quelle coïncidence ! »), la visite inattendue du pompier me paraissent de plus en plus dignes d’une anthologie du burlesque. (Mais il est de la nature même du burlesque de se refuser aux anthologies : il y crève plus sûrement encore que la lettre d’amour.)
De la distribution primitive, il demeure Nicolas Bataille (M. Martin) et Claude Mansard (M. Smith). Comme il se doit pour les œuvres si visiblement destinées à s’inscrire dans un répertoire et à y demeurer, ils ont transmis à leurs camarades, Odette Piquet, Thérèse Quentin, Jacqueline Staup et Pierre Frag, les pures traditions nées de la première série de représentations. Ils constituent une troupe cohérente, parfaitement compréhensive de la nature du comique de cette Cantatrice, s’y pliant docilement et l’exprimant de façon pleine d’efficacité.
Et c’est Marcel Cuvelier qui, pour la seconde partie du spectacle, reprend, comme acteur et comme metteur en scène, La Leçon ; il l’avait créée en 1951 sur la scène de ce théâtre de Poche que la très mauvaise volonté de la Société des auteurs (dont le président est maintenant M. Raoul Praxy) maintient fermé depuis le mois d’octobre 1956. La Leçon est devenue un classique du jeune théâtre français à travers le monde. Je n’en sais pas le nombre des représentations, mais la presse m’apprend fréquemment que les Anglais s’en délectent, les Allemands s’en égaient, les Turcs s’en nourrissent et les Nippons en sourient. Au théâtre de la Huchette, retrouvant la modestie de ses origines et ses deux étonnants interprètes, Marcel Cuvelier et Rosette Zuchelli – auxquels s’est jointe Jacqueline Staub, qui donne au rôle de la Bonne une allure aussi inquiétante que savait le faire Claude Mansard, créateur du rôle (car ce rôle de la Bonne a ceci de commun avec celui de Chérubin qu’il peut se jouer en travesti) –, La Leçon retrouve aussi toute sa louche fraîcheur. Cette pièce à trois personnages, qui nous fait simplement assister à la leçon que donne un professeur nerveux, de plus en plus énervé, à une jeune personne qui veut préparer le « doctorat total », est sans doute celle où se montre à l’état le plus pur l’invention comique d’Eugène Ionesco. « C’est pas profond, mais ça va loin », disait au sortir du théâtre un jeune garçon qui avait bien ri et qui commençait à réfléchir. Ca va si loin que le Professeur tue son élève en un geste assez symbolique, et c’est si peu profond que les jeux mathématiques et linguistiques auxquels se livre Ionesco ne peuvent inquiéter ni philologues professionnels ni ces savants que l’on nomme « atomiques » : ils sont excellents, cependant, neufs, et mettent à nu ces rouages de l’art d’Eugène Ionesco, qui entraînent d’un mouvement que rien ne peut arrêter les fantoches, et les autres, à commettre l’irréparable.
Depuis cette Cantatrice chauve et cette Leçon, l’œuvre d’Eugène Ionesco s’est considérablement enrichie, et de pièces qui ont sans doute plus de sens et de belle épaisseur dramatique que ces deux pièces de ses débuts : mais j’aime bien que ce soit par elles qu’il ait eu accès au théâtre, et pour lui et pour nous. Elles constituent la clé de son théâtre. Sans elles, Les Chaises, Victimes du devoir, Comment s’en débarrasser eussent mis peut-être plus longtemps à nous atteindre ; par les réactions mêmes qu’ont suscitées ses débuts, cerné tant par ses amis que par ses adversaires, Ionesco semble avoir pris plus vite conscience qu’il n’eût pu de ce qui fait l’originalité irréductible de son œuvre : une tendresse à coups de couteau ; une exploration presque amoureuse des secrets parfois très beaux que dissimule la profonde et constante inadaptation du langage aux sentiments et aux vérités qu’il prétend exprimer ; et le sentiment que ce que nous appelons sottise, ou niaiserie, est aussi pathétique que comique, parce que le ridicule bavardage des sots n’est peut-être que la plainte incompréhensible pour nous que pousse une bête qui a mal et ne peut nous faire comprendre ce qu’elle a. Nous connaissons les brillants « chirurgiens de l’âme », « cliniciens des cœurs », et les « grands patrons » de la sensibilité : Ionesco prend, le premier, l’emploi neuf et riche en possibilités de vétérinaire pour hommes seuls. Il y faut beaucoup d’abnégation, et cet amour que l’humour seul rend supportable.
Les représentations du théâtre de la Huchette donnent à ceux qui ne sont pas encore entrés dans ce théâtre de Ionesco la possibilité de le faire par les moyens les plus directs et les plus simples. Les plus comiques aussi. Ils auraient extrêmement tort de ne pas en profiter.
P.S. Je signale que Les Coréens, la pièce de Michel Vinaver, mise en scène par Jean-Marie Serreau, et qui vient d’être présentée pendant un mois au théâtre de l’Alliance française, sont repris, à partir du 23 février, au Théâtre en Rond. De ces spectacles du Théâtre d’Aujourd’hui à l’Alliance française, il n’y a décidément plus que L’admirable Ivanov de Tchékhov, magistralement mis en scène par Jacques Mauclair, qui n’ait pas trouvé de théâtre pour le reprendre. Ces sacrés directeurs !
Le Figaro littéraire, 23 février 1957