Jacques Lemarchand (1908-1974) un critique combattant


Jacques Lemarchand a rendu de très grands services au théâtre. Cet art fragile, secret, difficile a besoin de serviteurs rigoureux tels que lui. Les gens de la profession savent ce qu’il fit pour elle. Personnellement, je mesure bien ce que je lui dois.

Roger Planchon, Un serviteur rigoureux, La Nouvelle Revue Française, mai 1974, n°257


Bref


Bref, bulletin mensuel de l’Association des Amis du Théâtre populaire dont le siège est situé 127 boulevard Saint-Germain et le gérant est Michel Chagny.
A partir du numéro 7 en octobre 1955, Bref publie le libre point de vue d’un écrivain, d’un critique ou d’un homme de théâtre quant au « climat » de la vie du théâtre à Paris. On y trouve régulièrement la signature de Guy Dumur, Michel Butor, …

Bref, n°15, 15 juin 1956, p.1, « J’ai horreur de la critique normative ! » entretien avec Jacques Lemarchand
Avec Maria Casarès, avec Gischia, avec Vitaly, Reybaz, Barrault, avec Ionesco, avec Marceau enfin, nous avons passé en revue dans nos précédents numéros presque tous les aspects du théâtre. C’est un critique que nous avons visité ce mois-ci : Jacques Lemarchand, dont nous savons, à le lire depuis plus de dix ans, que nous aimons le même théâtre que lui. Aussi est-ce plutôt sur des questions de définition et de méthode que nous l’avons interrogé.

- Jacques Lemarchand, comment concevez-vous le rôle du critique ? Est-il un homme comme les autres, réagissant selon son humeur, ses préjugés ou ses goûts personnels, ou bien un homme de théâtre responsable de ce qu’il écrit, et dans quelle mesure et devant qui ?
- Pour moi, le critique est un intermédiaire entre le théâtre et le public ; aussi doit-il les connaître tous les deux.
Son rôle n’est pas d’établir des règles. Aller au théâtre avec une idée préconçue de ce que doit être le théâtre me paraît une aberration. Il est bon que le critique, comme le spectateur, soit détendu à l’entrée du théâtre, tendu à la sortie.
Je vous avoue que je n’ai pas de définition exacte du théâtre. Le créateur, pour moi, c’est l’auteur. Le critique n’a pas à lui donner de leçons. J’ai horreur de la critique normative. En général, je suis contre toute opposition formelle d’un genre de théâtre à un autre genre de théâtre. Je n’aime pas les systèmes, les catégories – je pense au mythe de « l’avant-garde » par exemple. Le critique est un spectateur informé. Il ne peut aller tous les soirs au théâtre et feindre chaque soir de tout découvrir à nouveau. Ni vraiment homme de théâtre, ni vraiment homme comme les autres, il doit connaître – j’emploie le mot « doit » moi aussi – les conditions d’existence de la profession du spectacle. J’ai suivi moi-même une évolution depuis j’exerce cette activité : à mes débuts, après la Libération, j’étais évidemment beaucoup moins informé qu’aujourd’hui, beaucoup plus homme comme les autres. A présent, je connais assez bien le milieu du théâtre. J’ai assisté à l’élaboration d’un grand nombre de spectacles. Si je tiens un fichier des comédiens – pas un fichier de police, ne craignez rien – c’est que je trouve passionnant de suivre l’évolution de la carrière d’un jeune comédien. J’ai chez moi quelque 5000 fiches. Il m’arrive d’en relire certaines : elles ont le charme d’une aventure.

- Il y a un an, dans un article de la Nouvelle Nouvelle Revue Française, vous avez attaqué assez durement la revue Théâtre Populaire à propos de son numéro sur Brecht. Vous lui reprochiez un certain dogmatisme et vous écriviez, parlant de ses rédacteurs : « Vont-ils si bien embrouiller les choses qu’ils chasseront le public du théâtre pour n’y plus accueillir que les agrégés et docteurs en Théâtre populaire ? »
Pensez-vous donc que cette revue qui n’a que trois ans d’âge porte quelque responsabilité dans la crise actuelle du théâtre ? Pensez-vous que son influence soit si grande qu’elle puisse agir ainsi sur le public et le détourner du théâtre ?
- Il serait absurde de faire porter à Théâtre Populaire la responsabilité de la crise – chronique d’ailleurs – du théâtre. Cela dit, je pense en effet que son influence sur le public jeune est assez forte. Ce public est marqué par les positions de cette revue. Il m’arrive souvent de recevoir des lettres collectives de jeunes lecteurs ou de jeunes spectateurs – un signe de notre temps, cela, les lettres collectives – où je trouve des jugements rendus au nom de … la théâtralité, ou de la distanciation, par exemple. L’adoption d’un tel vocabulaire par ce public m’irrite un peu.
D’autre part, la critique – normative, elle – qu’exerce l’équipe de Théâtre Populaire risque de fermer la bouche aux jeunes auteurs, comme le fait la critique bourgeoise, au nom d’autres principes.
S’agit-il vraiment de critique d’ailleurs ? Je tiens les collaborateurs de Théâtre Populaire plus pour des sociologues de talent, appliquant leur esprit au théâtre (comme ils le feraient à l’économie politique) que pour des critiques dramatiques, au sens où j’entends ce mot.

- « Connaître le public » avez-vous dit. Quels sont vos rapports avec le public ? Ne vous sentez-vous pas parfois prisonnier de votre public ?
- J’écris pour le public, bien sûr. J’ai choisi pour cela le ton qui me paraît lui convenir et me convenir. Il y a entre nous une certaine familiarité ; les lecteurs connaissent mes goûts. Cela vaut d’ailleurs dans les deux sens : je suis sûr qu’il arrive que certains lecteurs aillent voir une pièce parce que j’en ai dit du mal.
Mais je n’écris pas en fonction du public. Je suis libre à l’égard du public, je n’écris pas pour lui faire plaisir.
Je suis lié au mouvement du jeune théâtre et je cherche à soutenir, tout en restant objectif, les expériences qui me plaisent. La dernière en date fut celle d’André Certes à la Comédie de Paris, qui a été interrompue malheureusement. Par la faute de qui ? Pas de la critique, toujours, qui était élogieuse. Du public peut-être, à qui l’expression « Théâtre d’Essai » déplaît.

- Pensez-vous que les associations culturelles du genre des « Amis du Théâtre Populaire » peuvent jouer un rôle, et lequel ? Croyez-vous que ces associations finiront, comme le prévoit André Reybaz, dans l’interview qu’il nous a accordée il y a quelque temps (Bref, n°12), par absorber la fonction critique ?
- C’est bien possible. Personnellement cette éventualité ne m’inspire aucune tristesse, je tiens à vous le dire.
J’ai beaucoup de sympathies pour les associations culturelles, pour la vôtre en particulier. Il y a encore dans l’apparition de ce genre de groupements un phénomène caractéristique de notre époque : on s’associe pour aller au théâtre, pour parler du théâtre, pour écrire à un critique, comme je vous le disais tout à l’heure. Ferai-je un reproche aux A.T.P. ? Je trouve qu’ils utilisent dans leur journal un ton trop solennel ; leurs communiqués ressemblent souvent à des « tableaux de service », dénués d’humour. Mais cela aussi est de notre époque. Toujours est-il que l’Association des Amis du Théâtre Populaire joue un rôle extrêmement positif en orientant le public vers un théâtre sérieux, un théâtre où l’on ne se débraille pas moralement, rôle analogue à celui que jouent les Centres dramatiques de provinces. Quant au choix des pièces… Je suis toujours d’accord avec vous. Nous aimons le même théâtre.