Jacques Lemarchand (1908-1974) un critique combattant


Jacques Lemarchand a rendu de très grands services au théâtre. Cet art fragile, secret, difficile a besoin de serviteurs rigoureux tels que lui. Les gens de la profession savent ce qu’il fit pour elle. Personnellement, je mesure bien ce que je lui dois.

Roger Planchon, Un serviteur rigoureux, La Nouvelle Revue Française, mai 1974, n°257


Extraits du Journal 1944 - 1952


EXTRAITS du Journal 1944-1952, « De temps en temps, je serais heureux de dire vrai – et tout » de Jacques Lemarchand
Édition établie, annotée et présentée par Véronique Hoffmann-Martinot
Parution en mars 2016 aux Éditions Claire Paulhan


Lundi 9 octobre [1944]
Je me réveille toujours vers 7h¼. Jusqu’à ces derniers jours, je sortais aussitôt du lit : mais il fait froid, et je m’accorde un bon quart d’heure au lit. Si l’envie de pisser me force à me lever dès le réveil, je me couche aussitôt après, trouvant moins amer de me lever pour de bon selon mon bon plaisir, que poussé par la nécessité. Je pisse le plus souvent dans mon lavabo ; le peu de goût que j’ai à me servir pour cela des WC vient évidemment des innombrables reproches reçus jadis au sujet des gouttes dont je souillais le siège. Je n’aime pas pisser de haut. Levé avant 8h, je mange un morceau ou me fais du café (mais en ce moment l’ersatz est atroce). J’ai devant moi une heure que j’occupe le plus souvent à parcourir des livres que je n’entreprends pas de lire de façon suivie : Lucrèce, le journal de l’Estoile, ou bien Montaigne, Pascal. Ces lectures me sont d’ailleurs bien plus profitables qu’une lecture suivie. C’est un jeu délicieux, d’une rêverie très active. Je fume une ou deux cigarettes. Je me mets à ma toilette un peu après neuf heures et pars à 9h40, presque toujours avec exactitude. Itinéraire : la rue Lagrange, la rue Galande, S[ain]t Séverin, traversée du boulevard S[ain]t Michel, rue S[ain]t André des Arts, rue de Seine, rue Jacob, rue de l’Université, rue Sébastien Bottin. Je mets 20 minutes à peu près pour ce parcours. J’aime surtout la rue S[ain]t Séverin et la rue Jacob. Le reste me pèse un peu. Rue Jacob, je regarde attentivement chaque matin la vitrine de Jacques Damiot, au [un blanc], marchand de curiosités. Il y a parfois des ensembles 1830 ou 1890 qui me semblent très émouvants. J’arrive à la NRF à 10h ; en passant devant la téléphoniste, je prends le paquet de journaux et, dans mon bureau, je commence la revue de presse pour G[aston] G[allimard]. Je ne lis attentivement que Combat, je parcours le reste. Cela me mène jusqu’à 11h. A 11h, je descends les journaux et la revue de presse à G[aston] G[allimard]. Je traverse d’abord le bureau de Mme Sadron et de Mme [Rouagne] à qui je remets en passant Résistance parce que, chaque jour, ce journal donne en manchette quelques mots et phrases en anglais, ce que ces dames bûchent consciencieusement. Mme Sadron est gentille. Mme [Rouagne] est charmante, jolie et, je pense, assez baisable. Je prends mon courrier, traverse la salle à côté où se tiennent Queneau, le comptable Gruaut, et où se tenaient les Boudot-Lamotte. A propos de Gruaut, Camus m’a jadis conté l’histoire suivante dont je ne sais si elle est vraie. Gruaut, pendant la guerre de 14-18, aurait été fort amoureux d’une femme, qui avait de grands besoins d’argent. Pour y satisfaire, il aurait fait de l’espionnage et vendu aux Allemands les plans de la tour Eiffel ( ?). Pincé, condamné au bagne, il aurait été remarqué vers 1930 par Marius Larique, qui faisait un reportage à la Guyane pour Détective. Larique aurait fait campagne pour sa libération et l’aurait obtenue. Revenu à Paris, Gruaut serait venu voir G[aston] G[allimard] lui disant que c’était très joli d’être libre mais qu’il lui fallait travailler. Aussitôt, G[aston] G[allimard] le prend comme comptable… J’entre alors dans le bureau de G[aston] G[allimard], où se trouvent souvent, avec lui, Raymond et Michel Gallimard. Je donne les journaux, échange quelques paroles sans importance et regagne mon bureau. Au début de mon séjour à la NRF, le moment chez G[aston] G[allimard] m’était peu agréable. Maintenant, je m’en fous. Mon courrier est, le plus souvent, constitué de lettres de gens demandant des renseignements sur le Prix de la Pléiade. Je leur envoie la notice. Je découpe et garde les timbres des lettres que je reçois, pour Arlette, qui les garde pour une sœur de charité. Ensuite, je travaille à mes bandes et prière d’insérer, travail peu amusant mais qui me vaut des rapports quotidiens avec Mme Bour, femme fort séduisante qui, du temps où je n’étais qu’auteur de la maison, m’intimidait violemment. Cela me mène jusqu’à midi, heure à laquelle je m’en vais, par le même itinéraire que le matin. J’ai encore du plaisir à arriver chez moi, m’y sentir seul, et déjeuner de haricots ou de nouilles en lisant. – J’ai écrit tout cela en sortant de table, parce que c’est le tableau exact de presque toutes mes matinées, et que ça a été exactement ma matinée d’aujourd’hui. – La concierge me dit que Mme Fontorbe est passée hier dans la soirée, accompagnée de deux soldats américains, qu’elle n’a pas voulu monter, et qu’elle reviendra aujourd’hui ou demain. NRF jusqu’à 3h½. Lu jusqu’à 7h¼. Dîner chez Arlette avec Claude. Elle est énervée et de piètre humeur. Cela me fait infiniment goûter le retour chez moi, la maison vide, la liberté.


Mardi 21 novembre [1944]
NRF. Visite de Georges Bataille qui me précise les intentions du groupement. Il s’agirait d’en faire un centre d’études pour la liberté. Il veut que j’en parle à Blanzat, qui travaille avec Guéhenno, et à Arland, pour fonder une revue. La conversation se poursuit avec Michel Gallimard. […]  NRF. Conférence. Paulhan l’air sombre et triste. Vu Camus qui me dit : « Vous avez réfléchi ? » Moi (qui n’ai pas réfléchi) : Oui. En principe, ça me fait devenir critique dramatique de Combat. Parlé à Blanzat du projet de groupement Leibowitz. Il a vu Françoise hier. Ça ne peut l’intéresser, comme insuffisamment populaire : de fait, l’existentialisme et la musique de Schönberg… […]